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Bridgeport, Wis.,

11 juillet 1987

 

Je m’écris cette lettre à moi-même, afin que le cachet de la poste puisse prouver sans contestation possible le jour et l’année auxquels elle a été écrite, et je ne l’ouvrirai pas. Je la rangerai parmi mes affaires dans l’attente du jour où quelqu’un, un membre de ma famille, si Dieu le veut, l’ouvrira et la lira. Et en la lisant, saura ce que je crois et pense mais que je n’ose pas dire de mon vivant, de crainte que quelqu’un me traite de fou.

Car je n’ai plus longtemps à vivre. J’ai vécu plus que la durée ordinaire de l’existence humaine et même si je suis encore solide, je sais bien que la faux du temps, si elle peut manquer un homme lors d’une moisson, ne la manquera pas à la suivante.

Je n’ai pas une peur morbide de la mort, ni aucun désir sentimental d’obtenir cette courte immortalité qu’une pensée qui me sera accordée après ma mort peut me donner. Cette pensée elle-même ne sera que fugitive et celui qui me l’accordera n’aura lui-même pas tellement d’années à vivre car l’existence de l’homme est brève… beaucoup trop brève pour atteindre à une parfaite compréhension d’aucun des problèmes que pose une vie.

Quoiqu’il soit plus que probable que cette lettre sera lue par mes descendants immédiats, qui me connaissent bien, j’ai cependant le sentiment que, par quelque caprice du destin, elle peut tomber, sans avoir été ouverte, dans les mains de quelqu’un, de très nombreuses années après que j’ai été oublié, et même en des mains étrangères.

Comme je crois que l’événement dont je veux parler est d’un intérêt qui dépasse l’ordinaire, au risque même de relater ce qui peut être bien connu de celui qui lira cette lettre, je vais indiquer ici quelques faits essentiels sur moi-même, ma région et ma situation.

Je m’appelle John H. Sutton et je fais partie d’une famille nombreuse qui a ses origines dans l’Est mais dont une branche est installée dans cette région depuis une centaine d’années. Bien qu’il me faille demander, si le lecteur de cette lettre ne connaît pas les Sutton, d’accepter ce que j’écris tel quel, sans preuve corroborante, je tiens à dire que nous, les Sutton, sommes des gens sérieux, et pas du tout enclins à plaisanter, et que notre réputation d’intégrité et d’honnêteté est particulièrement incontestée.

Alors que j’avais fait des études de droit, je découvris bientôt que cela ne répondait pas entièrement à mes goûts et depuis quarante ans et même un peu plus, je me suis occupé d’agriculture, y trouvant plus de satisfaction que j’en ai jamais trouvé dans le droit. Car l’agriculture est un travail honnête et moralement réconfortant qui vous met en contact avec les premières nécessités de la vie, et on trouve, je crois, un contentement presque vaniteux dans la tâche simple, et pourtant étonnante, de tirer de la nourriture du sol.

Depuis un certain nombre d’années, je ne suis plus capable physiquement de poursuivre les travaux les plus durs de la ferme, mais je m’enorgueillis d’en accomplir encore la plupart des petites tâches quotidiennes et d’en conserver la direction active, ce qui signifie que j’ai l’habitude de parcourir régulièrement le domaine pour voir comment vont les choses.

Au fil des années, j’en suis venu à aimer cette région, bien qu’elle soit accidentée et, dans bien des cas, se prête mal à la culture. En fait, il m’arrive souvent de considérer avec pitié ceux qui possèdent de vastes étendues plates, sans collines où poser leurs yeux. Leurs terres sont peut-être plus fertiles et plus faciles à cultiver que les miennes, mais je possède quelque chose qu’ils n’ont pas… un décor pour ma vie, et je suis profondément conscient de toutes les beautés de la nature, de tous les changements apportés par les saisons.

Ces dernières années, depuis que mon pas s’est ralenti, et que je me suis aperçu qu’un exercice dépassant un peu la normale me devenait fatigant, j’ai pris l’habitude de me fixer arbitrairement certains lieux de repos au cours de mes tournées à travers champs. Ce n’est pas par simple coïncidence que chacun de ces lieux de repos soit un endroit favorable au regard et à l’esprit. Je crois, en effet, s’il faut dire la vérité, que je prends plus de plaisir à ces lieux de repos qu’à l’inspection des champs et des pâtures, quoique, Dieu le sait bien, je tire beaucoup de contentement de chaque détail de mes tournées.

Un endroit a toujours eu, depuis le tout début, une signification particulière pour moi. Si j’étais encore un enfant, je l’expliquerais mieux en disant qu’il me semble être un lieu enchanté.

C’est une entaille profonde de la falaise qui tombe dans la vallée de la rivière et elle est située à l’extrémité nord de la pâture sur le plateau. Un assez gros rocher se trouve au sommet de l’entaille et ce rocher est taillé commodément pour s’y asseoir, ce qui peut être l’une des raisons pour lesquelles je l’apprécie, car je suis un homme qui aime son confort.

De ce rocher, on voit le panorama de la vallée avec une impression surprenante de relief, due sans doute à la hauteur du point de vue, à la transparence de l’air, quoique parfois l’ensemble soit enveloppé d’une brume bleue d’une clarté translucide et singulièrement fascinante.

La vue est ravissante et je suis souvent resté assis là une heure entière, à ne rien faire, à ne penser à rien, mais en paix avec le monde et moi-même.

L’endroit possède une étrangeté difficile à définir, et j’ai beau chercher, je ne trouve pas de mots pour exprimer convenablement ce que je veux dire ou l’état d’esprit que j’aimerais décrire.

C’est comme si cet endroit frémissait… comme si cet endroit attendait que quelque chose se passe, comme s’il détenait de grandes virtualités de drame ou de révélation, et s’il peut paraître étrange d’utiliser le mot révélation, je crois que c’est celui qui exprime le mieux ce que j’ai éprouvé tant de fois alors que j’étais assis sur ce rocher et que je contemplais la vallée.

Il m’a souvent semblé qu’en ce lieu de la Terre, quelque chose pourrait arriver qui ne pourrait arriver nulle part ailleurs sur toute la planète. Et j’ai parfois tenté d’imaginer ce que cet événement pourrait être, et je me refuse à dire certaines des possibilités que j’ai imaginées, quoique, à la vérité, je sois peut-être trop peu imaginatif en d’autres domaines.

Pour me rendre au rocher, je traverse le bas de la pâture sur la falaise ; là, l’herbe est souvent plus drue que sur le reste du plateau car le bétail, pour une raison ou une autre, s’y aventure rarement. Le pâturage aboutit à un maigre bouquet d’arbres, avant-garde de la masse verdoyante des feuillages qui dévale de la falaise. À quelques mètres, dans les arbres, se trouve le rocher et à cause de cela il est toujours ombragé quelle que soit l’heure du jour, mais la vue est dégagée du fait de la pente rapide du terrain.

Un jour, voilà environ dix ans, le 4 juillet 1977, pour être exact, alors que je me dirigeais vers cet endroit, je trouvai un homme et une étrange machine en bas de la pâture, juste à la lisière des arbres.

Je dis une machine parce que c’est ce que cela semblait être, quoique, au vrai, je n’aie pas bien compris ce que c’était. Cela ressemblait à un œuf, un peu pointu à chaque bout, un œuf sur lequel quelqu’un aurait marché sans l’écraser, le faisant s’allonger de telle façon que les pointes en soient plus accentuées. La machine n’avait aucun organe mécanique à l’extérieur ni même, autant que je pus le voir, de fenêtre, bien qu’il fût évident que le pilote s’asseyait à l’intérieur de la coque.

Car l’homme avait ouvert ce qui semblait être une porte et il était sorti. Il travaillait dans ce qui pouvait être le moteur, quoique, lorsque je risquai un regard, cela ne ressemblait à aucun moteur que j’eusse vu auparavant. Cependant, je dois ajouter, pour être exact, que je n’ai guère pu regarder le moteur ni quoi que ce soit de l’engin, car l’homme, dès qu’il me vit, m’en éloigna très adroitement et engagea avec moi une conversation si agréable et intelligente que je ne pouvais, sans odieuse grossièreté, changer de sujet ni me libérer suffisamment de ses questions pour prêter attention à toutes les choses qui suscitaient ma curiosité. Je me rappelle maintenant, en y réfléchissant, qu’il y avait beaucoup de questions que j’aurais aimé lui poser mais je n’ai pas pu le faire, et il me semble à présent qu’il devait les avoir prévues et que, délibérément et habilement, il m’en détourna.

En fait, il ne m’a jamais dit qui il était ni d’où il venait, ni pourquoi il se trouvait là, dans ma pâture. Et si cela peut paraître discourtois au lecteur de ce récit, cela ne me parut pas tel sur le moment, car il avait un charme si grand qu’on ne pouvait lui appliquer les mêmes règles que celles qu’on applique à d’autres personnes moins aimables.

Il paraissait très informé de l’agriculture, quoiqu’il n’eut pas du tout l’air d’un cultivateur. Mais en y pensant, je ne me souviens pas exactement de quoi il avait l’air, encore qu’il fût habillé d’une manière tout à fait insolite pour moi. Pas voyante, ni bizarre, ni même d’une façon qui aurait conduit à penser qu’il était étranger, mais il y avait dans ses vêtements certaines différences subtiles difficiles à définir.

Il me complimenta sur l’herbe drue de la pâture et me demanda combien nous avions de têtes de bétail, combien de vaches laitières et quelle était la meilleure manière que nous avions trouvée de mener à bien l’élevage de bons bœufs de boucherie. Je lui répondis du mieux que je pus, étant très intéressé par ce genre de conversation, et il poursuivit avec des questions et des commentaires pertinents, dont je m’aperçois maintenant que certains voulaient être discrètement flatteurs quoique alors je ne les aie probablement pas pris pour tels.

Il avait une sorte d’outil dans la main et, à un moment, il le pointa vers un champ de maïs de l’autre côté de la barrière, en disant que le maïs avait fort bel aspect et qu’à son avis il arriverait à hauteur de genou avant le 4 juillet. Je lui dis alors qu’on était le 4 juillet et que le maïs était déjà un peu plus haut que le genou, et que j’en étais très content parce que c’était une nouvelle qualité de semence que j’essayais pour la première fois. Il parut un peu déconcerté, se mit à rire et dit que l’on était bien, en effet, le 4 juillet mais qu’il avait été tellement occupé ces temps derniers qu’il s’embrouillait dans les dates. Puis avant même que je m’étonne que quelqu’un pût s’embrouiller dans les dates au point d’en oublier le 4 juillet, notre fête nationale, il se mit à parler d’autre chose.

Il me demanda depuis combien de temps je vivais là ; quand je le lui dis, il voulut savoir si la famille n’était pas là depuis très longtemps, car dit-il, il avait déjà entendu notre nom. Je lui dis donc que oui et avant que je m’en rende compte, il se mit à tout me raconter sur la famille, y compris certaines anecdotes qui ne sortaient habituellement pas du cercle de nos proches, car ce n’était guère le genre d’histoires que nous tenions à répandre. Car si notre famille est dans l’ensemble très bourgeoise et honorable, plus honorable à bien des égards que beaucoup d’autres, il n’existe pas de famille qui n’ait un squelette ou deux à cacher dans ses placards.

Nous parlâmes jusqu’à ce que l’heure du déjeuner fût passée depuis longtemps et lorsque je m’en aperçus, je lui demandai s’il ne voulait pas partager notre repas, mais il me remercia et dit que, dans quelques instants, il serait prêt à repartir. Il ajouta qu’il avait pratiquement terminé la réparation qu’il avait entreprise. Lorsque j’exprimai la crainte de l’avoir retardé trop longtemps, il m’assura que c’était sans importance et qu’il lui avait été très agréable de passer ces instants en ma compagnie.

En le quittant, je m’arrangeai pour lui poser encore une question. J’avais été intrigué par l’outil qu’il tenait à la main pendant notre conversation et je lui demandai ce que c’était. Il me le montra et me dit que c’était une clé à molette et, en effet, cela y ressemblait un peu mais pas tellement…

Après que j’eus déjeuné et fait la sieste, je revins à la pâture, décidé à poser à l’étranger quelques-unes des questions dont je m’étais maintenant rendu compte qu’il les avait évitées.

Mais l’engin était parti et l’étranger aussi, ne laissant qu’une empreinte dans l’herbe qui désignait l’endroit où la machine s’était posée. Cependant la clé était là et quand je me penchai pour la ramasser, je vis qu’une des extrémités était tachée. En l’examinant, je découvris que c’était une tache de sang. Bien des fois depuis, je me suis reproché de ne pas l’avoir fait analyser afin de déterminer s’il s’agissait de sang humain ou de quelque animal.

De même, je me suis très souvent demandé ce qui était arrivé là : qui était cet homme et comment il se faisait qu’il ait laissé la clé et pourquoi l’extrémité la plus lourde de cette clé était tachée de sang.

Le rocher est encore l’un des endroits où je m’arrête régulièrement ; il est toujours à l’ombre, la vue est toujours dégagée et l’air qui flotte au-dessus de la vallée donne toujours au panorama son étrange aspect de profond relief. Et la même sensation de frémissante expectative continue de planer sur le lieu, si bien que je sais qu’il n’attendait pas uniquement cette singulière rencontre, mais que d’autres événements insolites peuvent encore s’y produire ; que cette singulière rencontre peut n’avoir été qu’un événement parmi beaucoup d’autres, qu’il a pu s’en produire d’innombrables auparavant et que d’innombrables restent à venir. Mais je n’espère ni ne compte en voir encore un autre car la vie d’un homme ne dure qu’une seconde, comparée à l’existence des planètes.

La clé que j’avais ramassée est encore chez nous et s’est révélé un outil très utile. En fait, nous ne nous servons plus de la plupart de nos autres outils et nous employons presque uniquement celui-là, car il s’adapte pour ainsi dire de lui-même à n’importe quel écrou ou boulon et peut serrer un tube de n’importe quelle taille pour l’empêcher de tourner. Il n’a besoin d’aucun réglage et l’on n’y trouve d’ailleurs aucun système de réglage. On l’applique simplement à la pièce de métal sur laquelle on veut avoir une prise solide et l’outil se règle de lui-même. Pas besoin d’appuyer beaucoup ni d’exercer une grande force pour l’utiliser ; il semble avoir tendance à multiplier la plus petite pression jusqu’à la force exacte qui est nécessaire pour serrer l’écrou ou empêcher le tube ou l’axe de tourner. Cependant nous faisons très attention de n’utiliser cet outil que lorsqu’il n’y a pas d’yeux étrangers pour le voir : il sent trop la magie ou la sorcellerie pour qu’on puisse le montrer à des tiers. Ce que nous savions en gros de cette clé aurait certainement provoqué des spéculations malsaines chez nos voisins. Et comme nous sommes une famille honnête et respectable, ce genre de situation est ce que nous désirons le moins.

Aucun de nous ne parle jamais de l’homme et de la machine que j’avais découverts dans la pâture sur la falaise, même entre nous. Nous semblons tacitement reconnaître que c’est là un sujet qui ne s’accorde pas avec le cadre de notre vie de cultivateurs sérieux et prosaïques.

Cependant, si nous n’en parlons pas, je sais bien que, moi, j’y pense beaucoup. Je passe plus de temps qu’auparavant assis sur le rocher ; pourquoi, je ne sais, à moins que ce ne soit dans le faible espoir que, Dieu sait comment, je pourrais trouver là un indice qui confirmera ou infirmera la théorie que j’ai bâtie pour expliquer l’événement.

Car je crois, sans aucune espèce de preuve, que le personnage était un homme qui venait du futur, que l’engin était une machine à voyager dans le temps, et que la clé est un outil qui ne sera pas inventé ou fabriqué avant plus d’années à venir que je ne veux y songer.

Je crois que, quelque part dans le futur, l’homme a découvert un moyen grâce auquel il se déplace dans le temps, et qu’il a sans doute instauré des règles d’éthique et de conduite très rigides, de manière à éviter les paradoxes qui résulteraient de déplacements inconsidérés dans le temps et d’interventions dans les affaires d’une autre époque. Je crois que l’abandon de la clé dans le temps qui est le mien constitue un de ces paradoxes qui, en lui-même, est simple mais qui, en certaines circonstances, pourrait conduire à de nombreuses complications. Pour cette raison, j’ai bien persuadé ma famille de la stricte nécessité de ne rien changer à notre conduite présente et de conserver le secret au sujet de cet outil.

De même, je suis parvenu à la conclusion, sans véritable preuve, que l’entaille dans la falaise au sommet de laquelle se trouve le rocher est peut-être une voie ouverte dans le temps, ou du moins un passage de cette voie, un endroit unique où notre temps présent coïncide très étroitement, par l’opération de quelque principe encore inconnu, avec un temps très éloigné du nôtre. C’est peut-être un lieu du continuum espace-temps où l’on rencontre moins de résistance qu’ailleurs pour se déplacer dans le temps et qu’ayant été découvert, ce lieu est assez fréquemment utilisé. Ou encore, il peut se faire que ce soit simplement une voie plus profondément marquée, plus fréquemment utilisée que beaucoup d’autres voies dans le temps, et qu’en conséquence, le milieu, quel qu’il soit, qui sépare une époque d’une autre, ait été amenuisé par l’usure ou se soit disposé ou transformé d’une manière ou d’une autre.

Ce raisonnement pourrait expliquer l’étrange frémissement surnaturel de l’endroit, pourrait expliquer la sensation d’expectative ressentie.

Le lecteur doit, bien entendu, garder présent à l’esprit le fait que je suis un très très vieux bonhomme, que j’ai dépassé la durée habituelle de la vie humaine et que je continue d’exister par quelque caprice du destin. Bien que je ne le pense pas, il se pourrait pourtant que mon esprit ne soit plus aussi clair et aussi vif, ni aussi critique qu’il peut l’avoir été naguère, et qu’à cause de cela, je sois susceptible de nourrir des idées qui seraient sommairement rejetées par un homme normal.

Le seul élément de preuve, si l’on peut parler ici de preuve, que je possède à l’appui de mes théories, est que le personnage que j’ai rencontré pourrait avoir été un homme du futur, être venu de quelque civilisation plus avancée que la nôtre. Car, ainsi que cela doit apparaître à quiconque lit cette lettre, dans toute notre conversation, il s’est servi de moi à ses propres fins, il m’a manœuvré aussi facilement qu’un homme de mon époque pourrait mystifier un Grec de l’époque homérique, ou un membre de la horde d’Attila. C’était, j’en suis certain, un homme très fort en sémantique et en psychologie. En y repensant, je me rends compte qu’il a toujours eu une bonne longueur d’avance sur moi.

J’écris cela non seulement pour que les théories que j’ai pu bâtir, et que je répugne à exposer de mon vivant, ne soient pas entièrement perdues, mais qu’elles puissent être à la disposition d’une époque à venir où des connaissances plus éclairées que les nôtres permettront d’en tirer quelque profit. Et j’espère qu’en les lisant, on n’en rira pas, puisque je serai mort. Car si l’on en riait, je crois bien que, tout mort que je serai, je le saurai sûrement.

C’est là notre défaut, à nous les Sutton, nous ne pouvons pas supporter que l’on rie de nous.

Et pour le cas où l’on pourrait croire que mon esprit est dérangé, je joins à cette lettre un certificat signé par un médecin, voici juste trois jours, affirmant qu’après examen il m’a trouvé sain de corps et d’esprit.

Mais l’histoire que j’ai à raconter n’est pas complètement terminée. Ces détails supplémentaires auraient dû s’insérer dans les passages précédents, mais je n’ai trouvé aucun endroit où ils se seraient logiquement placés.

Ils concernent l’étrange incident des vêtements volés et la venue de William Jones.

Les vêtements furent volés quelques jours après la rencontre dans la pâture. Martha avait fait sa lessive très tôt ce jour-là, avant que vienne la chaleur du soleil d’été, et elle l’avait étendue. Quand elle revint pour rentrer les vêtements, elle s’aperçut qu’une vieille salopette à moi, une chemise appartenant à Roland et deux paires de chaussettes, dont je crains d’avoir oublié à qui elles étaient, avaient disparu.

Ce larcin causa pas mal d’émotion parmi nous, car le vol est une chose rare dans notre communauté. Nous cherchâmes parmi nos voisins, non sans un certain sentiment de gêne, car si nous ne prononçâmes pas à haute voix un mot que quiconque n’aurait pu entendre, nous savions dans notre cœur que le seul fait de penser à l’un ou l’autre de nos proches voisins à propos de ce larcin était une grossière injustice.

Nous en parlâmes et en reparlâmes pendant plusieurs jours et finalement conclûmes que ce vol avait dû être l’œuvre de quelque vagabond de passage, quoique cette explication ne fût guère satisfaisante. Nous sommes à l’écart des routes fréquentées et les vagabonds ne passent guère par ici, et cette année-là, autant que je m’en souvienne, était une année de grande prospérité et il y avait peu de vagabonds.

Ce fut environ deux semaines plus tard, après le vol des vêtements, que William Jones vint à la maison et demanda si nous avions besoin de quelqu’un pour nous aider à la moisson. Nous fûmes très contents de l’engager car nous manquions de personnel, et les gages qu’il demandait étaient en dessous du salaire courant. Nous l’engageâmes seulement pour la moisson, mais il se révéla si capable que nous l’avons gardé depuis tant d’années. Et pendant que j’écris cela, il est dans la cour de la ferme en train de préparer la faucheuse-lieuse pour la récolte du blé de printemps.

Il y a une chose bizarre à propos de William Jones. Dans la région, on donne vite un surnom à quelqu’un ou tout au moins un diminutif. Mais William Jones est toujours resté William. Il n’a jamais été Will ou Bill ou Willy. Ni Spike ou Bud ou Kid. Il garde une attitude de dignité tranquille qui fait que tout le monde le respecte, et son amour du travail ainsi que son intérêt calme et intelligent pour l’agriculture lui ont valu dans la communauté une place très au-dessus de la condition habituelle d’un valet de ferme.

Il est d’une sobriété totale et ne boit jamais, ce dont je suis très content, bien que, à un certain moment, j’ai eu quelques doutes. Quand il est arrivé chez nous, il avait un pansement autour de la tête, et il m’expliqua, d’un air embarrassé, qu’il avait été blessé au cours d’une bagarre dans un cabaret, quelque part dans le comté de Crawford, de l’autre côté de la rivière.

Je ne sais à quel moment je commençai à me poser des questions au sujet de William Jones. Ce ne fut certainement pas sur-le-champ, car je l’accueillis pour ce qu’il prétendait être, un homme à la recherche de travail. S’il ressemblait tant soit peu à celui avec qui j’avais parlé dans la pâture, je ne le remarquai pas alors. Et maintenant que je l’ai remarqué, si tardivement, je me demande si ma mémoire ne me joue pas des tours, si mon imagination, lancée sans frein dans mes théories de voyage dans le temps, ne m’a pas si bien conditionné que je vois des mystères embusqués partout.

Mais cette conviction n’a fait que croître en moi au cours des années durant lesquelles j’ai vécu avec lui. Car en dépit de tout ce qu’il s’efforce de faire pour rester à sa place, pour adapter sa manière de parler à la nôtre, il y a des moments où ses propos laissent entrevoir une éducation et une intelligence qu’on ne s’attend pas à trouver chez un homme qui travaille dans une ferme pour soixante-quinze dollars par mois, nourri et logé.

Il y a aussi sa réserve naturelle, ce qui est un trait qui caractérise un homme qui tenterait délibérément de s’adapter à une société qui n’est pas la sienne.

Et il y a la question des vêtements. En y repensant, je ne puis être certain au sujet de la salopette, car toutes les salopettes se ressemblent beaucoup. Mais la chemise était semblable à celle qui avait été volée, quoique je me dise qu’il n’est pas impossible que deux hommes aient le même genre de chemise. Et il avait les pieds nus, ce qui semblait bizarre même à l’époque, mais il l’expliqua en disant qu’il était sans le sou et je me souviens lui avoir avancé un peu d’argent pour acheter des chaussures et des chaussettes. Mais il se trouva qu’il n’avait pas besoin de chaussettes car il en avait deux paires dans sa poche.

Voici quelques années, je décidai à plusieurs reprises que je lui parlerais de cette affaire mais, chaque fois, la résolution me manqua et maintenant je sens que je ne le ferai plus jamais. Parce que je suis attaché à William Jones et qu’il est attaché à moi, et pour rien au monde je ne voudrais détruire cet attachement mutuel par une question qui pourrait l’amener à s’enfuir de la ferme.

Il y a encore autre chose qui rend William Jones différent de la plupart des valets de ferme. Avec le premier argent gagné ici, il acheta une machine à écrire, et durant les deux ou trois premières années qu’il vécut chez nous, il passa de longues heures de ses soirées à taper à la machine et à marcher de long en large dans sa chambre, comme un homme qui réfléchit a souvent tendance à le faire.

Et puis un jour, au petit matin, alors que la plupart d’entre nous étaient encore au lit, il prit une grosse liasse de papiers, apparemment le résultat de ses longues heures de travail, et la brûla. Je l’observai de la fenêtre de ma chambre, et je vis qu’il restait là jusqu’à ce qu’il fût certain que le dernier morceau de papier soit consumé. Il se détourna alors et revint lentement vers la maison.

Je ne lui ai jamais parlé de ces papiers brûlés car je sentais, sans me l’expliquer, que c’était une chose qu’il ne désirait pas que quelqu’un d’autre sache.

Je pourrais continuer pendant bien des pages et rapporter beaucoup d’autres petites choses insignifiantes qui s’entrechoquent dans ma tête, mais qui n’ajouteraient pas un iota à ce que j’ai dit et qui pourraient, en fait, convaincre le lecteur que je suis un vieux radoteur.

À celui ou celle qui lira ces lignes, je veux donner une dernière assurance. Si même ma théorie se révélait fausse, je voudrais qu’il ou elle croie que les faits que j’ai rapportés sont vrais. Je voudrais qu’il ou elle sache que j’ai bien vu une étrange machine dans la pâture de la falaise et que j’ai bien parlé à un homme étrange, que j’ai ramassé une clé à molette avec une tache de sang, que des vêtements furent volés sur l’étendoir, et qu’en ce moment même, un homme appelé William Jones est en train de pomper un peu d’eau au puits, pour boire, car la journée est très chaude.

Sincèrement,

John H. Sutton.

Dans le torrent des siècles
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